Plus on parle de la souffrance au travail et dans les termes psychologisant où on l'évoque, plus on crée les conditions pour qu'elle s'aggrave. Des salariés supposés souffrants auxquels on croit pouvoir expliquer leur souffrance et se pencher sur leur mal-être ne fait que s'enfoncer en elle.
Il faut dire les choses telles qu'elles sont : ce ne sont pas, au départ, les salariés qui sont souffrants et qu'il faudrait soigner. C'est le travail lui-même, ses conditions d'exercice et de reconnaissance. Et c'est, malgré les déclarations des dirigeants, l'absence d'une politique de la compétence.
Le travail est malade :
— De sa mise en disparition, de son invisibilité, de la profonde méconnaissance que la hiérarchie en a. Au-delà du chef d'équipe, plus personne, au sein du management, ne sait dire quoi que ce soit sur le travail demandé et réalisé. Tout est réduit à des « objectifs » et « résultats de performance ». Entre objectif et résultats, c'est le néant. Quant aux performances, elles ne sont jamais discutées, elles s'imposent et on ne peut que très rarement leur donner sens, c'est-à-dire les rapporter à une stratégie. On oublie une vérité toute simple : la performance relève de la tactique de court terme. Elle n'a aucune signification si elle n'est pas replacée dans une véritable stratégie. Il faut mettre fin à l'hypertrophie de la référence à la performance.
— Des pressions, visibles et invisibles, qui s'exercent sur lui : pression du débit, pression du délai, pression des standards irréels à respecter, voire pression des clients sans qu'aucune médiation ne soit créée lorsque nécessaire. Et pression d'un management qui est lui-même mis sous pression… Accuser une soi-disant perversité du management direct, c'est se tromper de cible et accroître le champ des difficultés.
— De son étroitesse : un travail trop restreint, trop resserré, trop réifié pour que le sujet travaillant puisse donner la pleine mesure de ses capacités, de son potentiel d'initiative et d'invention, explorer les multiples possibles, faire face aux événements imprévisibles. Un travail sans vie. Un travail mort.
— De son caractère unilatéral : dans son travail, une personne salariée n'investit pas la même valeur que les dirigeants de l'entreprise. Ces différences des valeurs, il faut les reconnaître au lieu de les nier et de croire que tout le monde doit penser de la même façon. C'est en reconnaissant ces différences, voire ces conflits de valeur qu'on peut construire des accords et des compromis durables.
— De son temps. Un temps que l'on cherche sans cesse à réduire. Qui plus est : un temps purement enfermé dans sa mesure quantitative opératoire, sans qualité, en oubliant deux autres dimensions fondamentales du temps :
o le temps du devenir, le temps du travail dans la mesure où il transforme de la matière ou une situation, rend un service, le temps qui s'évalue entre l'avant et l'après, le temps qui indique ce que le salarié a fait et apporté de nouveau. Un temps qualifié.
o Le temps de la nécessaire réflexion, préparation et du bilan critique collectif pour que le travail et ses conditions s'améliorent. Le temps qui ne cesse de manquer, qui se réduit sans cesse, limité aux « actes ».
La politique de la compétence est très souvent absente. Plus on parle de compétences, moins on en a le souci. On croit pouvoir « prescrire des compétences » et des « comportements », comme on prescrivait des tâches sous le taylorisme.
On voit des services RH se transformer en nouveau bureau des méthodes !
À force de parler de compétences et d'y faire sans cesse référence sans expliquer de quoi l'on parle, on oublie :
— Que la compétence est avant toute prise d'initiative et de responsabilité face à des situations professionnelles évolutives et que pour prendre de soi-même de bonnes initiatives, il faut en avoir le droit, la reconnaissance, le soutien et une évaluation librement discutée. La compétence est avant tout vivante. Elle relève d'une dynamique sociale et individuelle. Ce n'est pas d'autonomie dont les salariés manquent, autonomie souvent trompeuse si elle signifie manque de soutien, invisibilité des efforts et des difficultés et enfoncement progressif dans l'incompétence. C'est de pouvoir d'initiative, le pouvoir de commencer quelque chose de nouveau dans un univers incertain et évolutif, avec l'appui de l'organisation.
— Que la compétence se situe toujours, pour être large et riche, dans un milieu professionnel ou un réseau, au sein desquels elle se développe, avec l'appui des pairs, de ceux qui partagent les mêmes expériences et peuvent en parler avec pertinence. Le travail isolé est la pire de choses.
— Qu'on ne peut pas déplacer les personnes comme des pions, les faire changer d'affectation et de métiers sans acceptation de leur part et sans préparation ! Un technicien qu'on affecte brusquement à une fonction commerciale, non seulement se sentira peu préparé et compétent, mais peut se retrouver face à un métier qu'il n'aime pas, qui ne lui convient pas, qui détruit son ancienne identité professionnelle.
— Qu'enfin il n'y a rien de pire que de se retrouver dans un placard, sans travail, ou avec un travail tellement peu intéressant et qualifié qu'il apparaît, à juste titre, comme un mouroir !
Si l'on veut réellement prévenir la souffrance au travail, il faut être clair et net : il faut que le gouvernement et les entreprises s'engagent sur une vraie politique du travail et de la compétence.
Une politique du travail : remettre le travail au centre. Les résultats, les performances, la stratégie ne sont rien sans un travail de qualité et les conditions les meilleurs possibles pour son exercice. Il faut revenir aux fondamentaux. Et le travail n'est pas autre chose que l'intervention et l'engagement de sujets humains face à des situations professionnelles qu'ils prennent en charge, intervention et engagement qui doivent être pleinement reconnus, considérés comme centraux dans l'entreprise et son organisation.
Une politique de la compétence : avant d'écrire des référentiels, de concevoir dans l'abstrait des formations et de développer toute une nouvelle bureaucratie, il faut revenir au vivant. Il faut laisser à la prise d'initiative et de responsabilité humaine, individuelle et collective, l'espace et le temps pour qu'elles s'expriment. C'est en relation avec cette politique de la compétence et face aux situations réelles que les compétences au pluriel, les savoirs d'action apparaîtront comme nécessaires et à développer, qu'une véritable politique de formation pourra être pensée.
J'ai eu dans mes ouvrages, en particulier dans le dernier, « Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle », largement l'occasion de développer ces points.
Sans une telle politique, tout n'est que leurres et rustines.
Par Philippe Zarifian, Professeur des universités en sociologie
source : Le Monde,
article paru dans l'édition du 19.06.10